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Les Larmes de Madeleine

26 décembre 2008

GCA

Je m'appelle Violette Joinumis : tête en l'air, limite débile parfois (mais oui, tout le monde l'est un peu), franche, gourmande, bavarde, timide, j'ai les doigts en boudin et la bouille en figue de barbarie (je ne sais pas si vous voyez, des fruits qui poussent dans les cactus et qui semblent tout bardés de chevrotine...). Ma naissance résulte du mariage d'un breton avec une varoise, alors forcément ça ne pouvait pas donner mieux... Dès le premier jour, alors que les choses ne faisaient que commencer, l'accouchement fut difficile. Il a fallu qu'on enlève le liquide séminal de mes poumons, parce que j'étais déjà trop impatiente de prendre ce qu'on me donnait (à savoir la seule ressource encore gratuite du pays). A présent, mon père me dit à chaque fois qu'on parle de ma naissance (attention, n'allez pas croire que c'est souvent !) : "je me souviendrai toujours de ton expression, tu m'as dis par le biais d'une communication non verbale que tu allais t'en sortir, et je t'ai crue". Pourtant, mon père n'est pas quelqu'un de naïf.

  Mais ce n'est que quatorze ans plus tard que les choses ont commencé à se compliquer, avec le temps de la GCA - la Grosse Crise d'Adolescence. Et c'est là que j'ai commencé à écrire. Pour tenir le coup, pour relativiser. Je crois que c'est surtout parce qu'à un écrivain il lui faut une fêlure : enfance heureuse, pas de fêlure ; GCA, fêlure. Attention, n'allez pas croire que c'était vraiment l'enfer ! Mais, comment dire, je ne me reconnaissais plus. Bref, je ne vais pas m'étaler, tout le monde sait ce que c'est qu'une GCA - surtout Papa - est-il dans le coin ? Et Maman ? Vous me lisez, en ce moment?

  Ce qui est bien avec l'écriture, c'est qu'elle est intemporelle : quand je dis "en ce moment", ça peut être n'importe lequel. Ca peut être celui-ci. Ou celui-là.

  Bon, tout ça pour dire : j'ai quinze ans, ne me jugez pas, lisez si vous voulez (souffrir) (je déteste me déprécier), allez-vous en si je vous ennuie.

  Y a-t-il encore quelqu'un ?

  Bon, les trucs qui suivent ne sont pas aussi délirants, ce sont des nouvelles que j'ai écrites il y a (fort) longtemps. A une époque (fort lointaine) où j'étais amoureuse de mon prof de sport, où je tombais amoureuse de n'importe qui (j'ai changé, vraiment!) et où je me bourrais de sucettes en forme de coeur dans l'espoir de voir venir la chance. J'ai changé, vraiment !

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26 décembre 2008

Vu d'ici

Des mains. Des voix. Il entendait, mais se sentait sourd ; il était écrasé, lourd, dense, compact, il ne pouvait plus bouger. Même sa bouche restait immobile, refusant d’obéir à ses ordres muets. Ses paupières étaient obstinément fermées, closes à tout contact.

Il était allongé sur un lit de coton, ou de velours – une matière douce et molle. Il s’était enfoncé dedans, peut-être en était-il recouvert, il ne savait pas, car il ne percevait plus aucun de ses muscles, plus aucun de ses doigts ; sa peau était insensible, peut-être invisible.

Il se pensait nu, ou peut-être pas ; autour de lui tout était chaud, comme dans un cocon, comme dans une couveuse, ou contre le sein de sa mère. Il était peut-être revenu seize ans plus tôt, pendant les premiers jours de sa vie – cela expliquerait l’odeur de désinfectant, les voix qui résonnaient contre les parois de son crâne sans qu’ils les comprenne, des voix graves qui se répercutaient dans la pièce comme dans une caverne, des voix suraiguës qui s’entrechoquaient comme des carillons, des voix nasillardes qui pinçaient et tiraient.

Oui, il aurait cru cela, si des bribes de souvenirs ne s’étaient pas immiscées dans son esprit, terrifiantes et lointaines. Il se rappelait vaguement de la voiture d’un de ses amis. Et puis d’une collision. Des cris de panique. Le bruit crissant du frein. Oui, cela devait être cela. Un accident de la route.

Depuis combien de temps était-il ici ? Il était incapable de le savoir. Des jours, des mois, des années peut-être, ou seulement quelques heures ? Si seulement il avait pu ouvrir les yeux ! Oh, ce bruit, comme c’était fatigant ! Ne pouvaient-ils donc pas se taire ?

Peut-être étaient-ce ses parents ? Avec beaucoup de mal, il se concentra sur eux, sur la famille qu’ils formaient ensemble, sur la vie qu’ils menaient, avant.

Son père… son père était professeur d’arts visuels dans une école primaire, et sa mère travaillait dans une société de yaourts, dans le département de la communication et de la publicité. L’un avait un caractère rude, était quelque peu cynique et avait des tendances paranoïaques ; l’autre était naïve, peu sûre d’elle et effrayée par le monde ; et tous deux étaient passionnés par la sculpture. Sûrement étaient-ils inquiets pour lui, ou peut-être cela faisait-il trop longtemps qu’il était ici, dans cet endroit, et qu’ils s’apprêtaient à lui arracher des fils, pour avoir un enterrement digne de ce nom ; ou bien, venaient-ils d’être avertis de son accident, et étaient-ils dans la voiture, sur la route qui menait à lui – dans ce dernier cas, son père devait être en train de hurler à la fenêtre des insultes aux malheureux automobilistes qui avaient la malchance de se trouver sur son chemin, et sa mère pleurerait, lui dirait de se calmer, et elle-même paniquerait.

Il ne ressentait plus aucune émotion. C’était comme s’il n’avait plus de nerfs, que plus rien ne l’attendrait jamais. Ce n’était pas une sensation désagréable, quoique angoissante. Des questions se posaient à lui, des questions étranges, des questions aux réponses évidentes, tellement évidentes, et pourtant...

Existait-il encore ? Etait-il mort ? Pourquoi pouvait-il réfléchir ? Comment était-il arrivé ici ? Et ces voix, qui étaient-elles ? Devait-il continuer à penser, pour se maintenir éveillé, ou devait-il replonger dans le néant dans lequel ses neurones ne fonctionnaient plus ? Une voix, un son, répondit à sa question. C’était plutôt comme un chant, une douce mélopée. Il tendit l’oreille. Une main prit la sienne, une main fraîche et douce. Il avait retrouvé soudainement ses sens, sa perception. Il voulait comprendre. Cette voix… Il comprit quelques mots :

- Lucas… la main… si tu m’entends… serre-moi la… ou juste un doigt… si tu m’entends…

Il fit des efforts. Il concentra toute sa volonté, toute son énergie, toute sa force, dans son index droit. Il voulait réussir. C’était un objectif si absurde pour l’adolescent qu’il avait été ! Lui, passionné d’escrime, qui se mouvait autrefois si facilement autour de l’adversaire, le désarmait, le touchait de toute part ; lui qui avait cette volonté d’acier, cette résignation, cette hâte de montrer ses preuves, il ne pouvait pas échouer !

Alors, doucement, avec mesure, son index frémit ; il se plia lentement, pressant la main de l’inconnue. Puis Lucas se relâcha mollement, épuisé. La voix chantante reprit, plus claire encore et plus éclatante qu’auparavant :

- Il a bou…le doigt…c’est bon signe parce… doit être sorti de…si vous voulez vous…lui parler… entendra…

Il entendit la voix discuter avec d’autres voix ; ces voix devaient être des gens, mais elles se résumaient pour lui à de simples bruits, agréables ou non, symphoniques ou désordonnés.

Des gens s’approchèrent. Ses parents. Si étrangers ! Loin de son malheur, de son esprit, de sa nouvelle façon de vivre.

Une voix se fit entendre, grave, désagréable, rauque. Elle résonna dans sa tête comme un écho, explosa telle une vitre dont les morceaux s’éparpillent :

- Lucas…mon garçon…pense beaucoup à toi…tu verras…sont positifs…tu vas…quelques semaines…et puis on t’aidera…tu seras bientôt…nous…

- Lucas… mon chéri… t’aime énormément… t’en veut pas… pour la voiture… quand même… tu n’as pas ton permis…

- Oui… d’ailleurs… à ce propos… pêche-toi de te réveiller… tu vas voir… jamais ton scooter… il faut… responsabilités… avec tes copains en plus…

- On voulait… te dire que… va bien et que… coma… par contre… n’a pas eu cette chance… état critique…

La deuxième voix était évidemment celle de sa mère.

Pour entendre cela, ce n’était pas la peine. Quelqu’un était dans " état critique ", et ses parents lui en voulaient pour ce qu’il avait fait – conduire sans permis la nuit. Bien sûr, c’était grave. Bien sûr, il n’aurait pas dû. Mais tout cela semblait si lointain ! Plongé dans un brouillard clair-obscur. S’il ne l’avait pas entendu de la bouche de ses parents, il ne s’en serait pas souvenu. Mais il en payait suffisamment les conséquences, pensait-il. Il allait peut-être, et bientôt, se réveiller. En avait-il envie ? Peut-être pas. Revoir le monde tel qu’il était, peut-être apprendre qu’il ne pourrait plus marcher, affronter la colère de son père, la terreur de sa mère… Mais préférait-il rester ainsi, aveugle, muet, incapable de communiquer ses désirs, immobile et inactif ?

" Des deux côtés mon mal est infini ".

C’était étrange de réfléchir à tout cela maintenant que c’était arrivé et qu’il était allongé sur un lit d’hôpital, incapable de bouger. Il n’avait pas envie de penser à ces choses.

Alors, il se laissa aller et se rendormit dans son sommeil sans rêves.

- Lucas…va bien…tu pourrais…d’ouvrir…yeux…ou…vais le faire moi-même…d’accord…c’est…vérifier…chose…

C’était de nouveau cette voix si musicale, cette douce mélodie. Il ferait encore ce qu’il fallait faire, pour savoir enfin de qui elle provenait. Il força ses paupières, lourdes, pesantes, pénibles à faire bouger, insensibles à son désir, à se soulever dans une application contenue. Tous ses muscles se contractèrent dans cet effort, son esprit n’ordonnait qu’une seule chose, ne pensait qu’à une chose ; Lucas voulait tant réussir que, dans un effort immodéré, ses yeux s’ouvrirent. Ce qu’il vit le glaça.

Les nombreux néons diffusaient une lumière blanchâtre, les murs étaient cyan. La pièce était minuscule et il la partageait avec une autre personne allongée sur un lit, une silhouette floue ; mais, pire que tout, c’était le nombre de fils qui peuplaient son buste découvert, son visage, et sûrement tout son corps – un nombre qui semblait infini.

Il referma les yeux. Son coup d’œil n’avait pu durer que quelques secondes, mais assez pour apercevoir l’origine de la voix : une silhouette corpulente aux formes généreuses, des cheveux châtains attachés en chignon, une blouse cyan, un sourire bouffi aux lèvres. Comment une si belle voix pouvait provenir d’une femme aussi laide ? C’était impossible ! C’en était une autre. La voix le détrompa aussitôt :

- Bien…C’est bien…peux…reposer…as été super…bravo Lucas…

Mais il avait regardé rapidement, il pouvait avoir mal interprété les images. Oui, c’était cela. Il était tellement horrifié par les fils qui semblaient le ronger de l’intérieur et qui étaient pourtant censés le maintenir à la vie, qu’il avait aggravé tout le reste.

Il entendit tout d’un coup la voix de son père, gutturale, rauque, résonnante. Il sombra dans le néant, sûrement de bon gré, il ne savait pas bien. C’était peut-être l’inconscient qui agissait à sa place.

Des jours passèrent, peut-être des semaines, ou des mois : il se réveillait de temps en temps, peut-être souvent, peut-être régulièrement, peut-être quotidiennement, et la femme lui parlait de son état, lui demandait s’il sentait sa main sur son pied, lui expliquait ce qu’il devait faire – bouger le doigt, la main, tendre son bras. Au fil des séances, ses mouvements devenaient plus faciles, plus fluides ; il pouvait maintenant ouvrir les yeux sans difficulté, mais ne pouvait pas se redresser, et encore moins se déplacer. Il respirait grâce à un tuyau introduit dans ses narines.

Il réapprenait à parler – ses mots étaient inarticulés, mais il faisait de grands progrès – et il apprivoisait le physique de Marie.

Elle avait de grands yeux jaunes un peu rapprochés, un nez retroussé, des cheveux soyeux ; ses joues étaient si pleines que lorsqu’elle riait – et c’était si souvent ! – ses yeux disparaissaient dessous ; mais elle portait son gros corps comme une robe, en faisait attention, le soignait comme ses malades ; de plus, elle était bonne vivante, et la nourriture que Lucas recommençait à ingérer doucement était toujours meilleure lorsque Marie était en sa compagnie. Elle lui racontait sa vie, des anecdotes sur son travail, sur ses deux enfants, des histoires que son mari, juge d’instruction, lui avait racontées.

Les parents de Lucas croyaient toujours que leur fils ne s’était pas réveillé : ils venaient toujours au même moment de la journée, vers dix-sept heures, et, ne voulant pas affronter leur regard réprobateur, Lucas faisait semblant de dormir à leur approche. C’était comme un jeu entre Marie et lui ; chaque fois qu’ils arrivaient, Marie les laissait en tête à tête avec leur fils (" vous avez sûrement plein de choses à vous dire ") même si elle n’approuvait pas ce comportement lâche.

Un jour, dans un ultime effort commandé par Marie, Lucas se redressa. Il se tint sur ses bras, et avec l’aide de l’infirmière, il s’assit sur le bord du lit. C’était irréel. Ce sentiment de gloire, de délectation même, pour un acte qu’il avait fait chaque matin pendant seize années. Oui, mais il avait changé, sa vie était radicalement différente, il avait à la fois mûri et s’était retrouvé à l’état de fœtus, ou du moins d’un bébé, handicapé et fragile. Il devait son existence à quelques tuyaux, à la voix chantante d’une infirmière et à une volonté poignante. C’était peu.

Commença une longue période de réapprentissage de la marche. Il se rendait dans une salle de l’hôpital, avec Marie, spécialisée dans la rééducation. Cela ressemblait à une grande salle de sport, mais avec de longs couloirs avec des rampes. Le malade se tenait à ces rampes, et apprenait à marcher, à son rythme. Il y rencontra un de ses amis, qui avait été dans la même voiture, et avait été blessé au même moment que lui. Nicolas s’en était plutôt bien sorti, avec les deux jambes brisées en plusieurs endroits. Lucas, lui, avait souffert d’une commotion cérébrale, et d’une perforation du poumon droit (il respirait toujours grâce à un tuyau). Ils avaient un peu discuté, mais le besoin les avait vite appelé.

Il apprenait à marcher, à parler correctement, à manger normalement, et ses parents n’en savaient rien. Ce serait une surprise. C’était ce dont il s’était convaincu pour oublier la raison lâche qui l’avait fait taire, à savoir : la peur du reproche, et le remords d’avoir entraîné ses amis dans cette aventure pathétique.

Oui, ce serait une surprise. Mais la date de sa sortie approchait. Il était presque remis de son accident. Il mangeait, buvait, parlait, marchait normalement. Restait cette histoire de poumon. Il respirait avec difficulté, sans l’oxygène sous pression.

Et puis, le tuyau redevint dispensable. Plus qu’une semaine.

Plus qu’une journée.

- Tu…Tu es réveillé mon chéri ? Oh, comme je suis heureuse !

- Salut maman.

- Tu peux parler ? Mais le médecin m’a dit que quand tu te réveillerais tu devrais suivre une rééducation pour pouvoir parler !

  • C’est que…ça fait longtemps, mais je voulais vous faire un surprise.

- Comment ça ?

- Je sais marcher, parler, manger…

- Mais…tu…

- J’ai fait semblant pour la surprise. Je sors ce soir.

La gifle retentit dans la pièce. Puis, celle de son père. Chacune sur une joue.

Il s’en fichait. Après ce qu’il venait de vivre ! Il regarda Marie, qui affichait une expression de fatalité. " Je te l’avais dit ". Oui, c’est vrai. Elle avait eu raison.

Quelle importance !

Le soir, il sortit en compagnie de ses parents. Le parvis de l’hôpital était noir, malgré les réverbères. Ils se rendirent à la voiture. Lucas se déplaçait avec des béquilles, mais cela n’allait pas durer.

Il n’était pas allé voir ses amis. Il n’en avait pas la force ni le courage. C’était de sa faute s’ils étaient dans cet état, à cause de lui que leur vie était peut-être fichue, et lui s’en sortait comme un veule commandant ordonnant à ses hommes de partir au front, au nom de quelque principe idiot relevant du courage.

Du courage. Il avait déjà prouvé à plusieurs reprises qu’il en était dépourvu.

A côté de la voiture, il y en avait une autre, celle de Marie. A l’intérieur, il y avait un homme. Marie entra, referma la porte, embrassa l’homme. Le mari. Il venait de prendre consistance dans l’esprit de Lucas. C’était lui. Un homme roux et barbu, plat comme un hareng maigre, avec un air de bûcheron atteint de dysenterie. Celui dont Marie parlait tout le temps. Celui qu’elle…aimait. Quel mot barbare. Celui avec qui elle vivait. Il était vivant. Ce n’était plus un simple sujet de conversation qui tombe dans une oreille, en sort, vogue dans les couloirs et dans les chambres, se perd dans l’air désinfecté.

Marie, en apercevant Lucas, sortit. Elle l’appela. Il ne répondit pas. " Lucas ! ". A la troisième fois, il tourna la tête. Elle lui dit de venir. Il se dirigea vers elle.

  • Lucas. Je voulais te dire que j’ai passé de très bons moments avec toi.
  • Moi aussi.
  • Mais qu’au début, c’était pour me faire pardonner.
  • De quoi ?
  • C’est moi qui conduisais la voiture qui t’a fait une queue de poisson le soir où…
  • Comment vous en êtes-vous sortie ?
  • De la chance, et un bon quatre-quatre.

En voilà assez. Lucas fit demi-tour. Il s’en alla d’une démarche maladroite.

De toute façon, elle était mariée.

Et puis, à la longue, sa voix était vulgaire.

- Que voulait-elle te dire ?

- Au revoir.

La voiture démarra dans un ronronnement de moteur.

26 décembre 2008

Solution de m... ercure

Quand il me dit ça, ce lundi matin, je ne le crus pas.

- Tu déconnes ?

- Non, je t’assure que c’est vrai. J’ai réussi hier soir, je l’ai goûté, et c’était ça, ça marchait ! J’en ai bu toute la nuit. Je suis savant ! Vas-y, demande-moi une date ! Allez, demande !

Une solution ionique qui, mélangée à une bouillie de leçons, gravait dans le cerveau les informations qu’on avait avalées !

On était debout devant le collège, notre clope à la bouche, adossés à une barrière que le poids de Jérémie faisait un peu fléchir. Les nuages étaient assez bas ; l’orage n’était pas loin. Il n’y avait pas grand monde, les élèves étaient en cours et on profitait de ce calme pour discuter. Il insista pour que je lui pose des questions, ce que je fis, et en effet il connaissait toutes ses dates – j’étais prof d’histoire. Jérémie, quant à lui, enseignait la chimie dans le même collège que moi, mais c’était avant tout mon meilleur ami. On s’était connus au passage de notre CAPES, et puis on s’était plus quittés. Alors quand il m’apprit qu’il allait devenir le plus riche du monde, le plus connu, un prix Nobel de l’éducation, je fus content pour lui. En tous cas, au début, j’étais content.

Très vite, on en parla partout. On appelait la découverte qu’il avait faite la Solution. Je ne pouvais pas allumer la télévision, acheter un journal, écouter la radio, sans entendre sa voix ou voir sa photo en première page ; les informations reléguaient les guerres, les assassinats, les famines, en seconde position. Même le président et les sorties qu’il faisait avec sa nouvelle femme passaient inaperçus dans cette avalanche de titres à sensations. Personne n’avait plus dans l’esprit que la tête porcine, les yeux bleus luisants, le sourire de triomphe de Jérémie. Il n’eut bientôt plus le temps de me voir. Il ne voulut pas me faire goûter sa solution ; je n’étais pas assez brillant pour lui, assurément. Ses élèves l’adulaient, ils se désintéressaient des cours, estimant que c’était une perte de temps alors que bientôt le produit miracle serait mis sur le marché.

Qu’est-ce que je pensais de cette découverte ? Je crois que j’avais surtout peur. Peur de mon avenir, si la Solution était adoptée, si le ministère de la santé acceptait sa distribution, si elle ne présentait aucun risque pour la santé. Mon travail, c’était ma vie. Le savoir, c’était ma garantie pour avancer. Apprendre, lire, découvrir des choses nouvelles ; si tout cela pouvait être obtenu par une simple gorgée, il ne me restait plus que mon moignon de logique, mon physique de nain de jardin, ma maladresse naturelle qui incitait à la méfiance. Et puis ma femme.

J’aimais ma femme, mais elle avait été la première à me demander des nouvelles du génie.

Dans la salle des profs, on en parlait tout le temps. Jérémie, le prodige du collège. Jérémie, l’assassin de l’éducation. Jérémie, le félon. Peu importait ce qu’on disait sur lui tant qu’on parlait de son don ; il était toujours à se vanter, à attirer l’attention dès qu’elle se détournait de lui. Tous les défauts auxquels je m’étais habitué resurgissaient brusquement d’entre ses dents pointues et de son sourire jaune.

Il finit par demander sa démission à l’état. On ne le revit plus.

On entendit encore parler de lui quelques mois, et puis la Solution devint un liquide courant, d’abord très cher, puis de moins en moins. Jérémie m’envoya des invitations à ses conférences, mais voyant que je ne venais à aucune d’entre elles, il cessa tout contact avec moi. Ma femme s’y rendit, et en revint enchantée. Il sortit plusieurs livres, les uns de chimie, les autres sur sa vie et sur son succès. J’en lus quelques uns, mais son écriture me parut tellement gonflée d’orgueil que j’arrêtai bien vite ma lecture.

Je fus mis à la porte du collège. Il n’y avait plus d’école, les enfants apprenaient à lire en mangeant. Seuls les cours de mathématiques furent maintenus, mais ils n’étaient pas obligatoires. Je commençai alors une carrière de technicien de surface (homme de ménage) ; ayant refusé d’ingurgiter la substance, je passais pour un crétin qui ne connaissait ni la philosophie, ni les livres, ni la science ; les autres savaient tout cela par cœur. On mangeait les livres au lieu de les lire, on buvait la Solution à la place de faire travailler sa mémoire. On n’avait besoin que de bras et non de cerveaux puisque tout le monde était capable de devenir un cerveau, et au bout du compte les cerveaux disparurent. Mais ne dit-on pas " mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine " ? Les gens résonnaient par citations, ils ne s’encombraient plus de pensées propres mais avalaient celles des autres.

Mais un jour, un an environ après son succès, Jérémie le riche, le célèbre, le brillantissime, me convoqua à sa chambre. Il me dit dans une lettre qu’il allait mourir d’une maladie grave, et qu’il voulait revoir l’homme qui n’avait jamais cessé d’être dans son cœur son meilleur ami. Je me demandai s’il ne se moquait pas de moi, si ces lettres formées d’une plume tremblante et faible n’étaient pas un canular pour me faire venir et pour me montrer combien il avait réussi et combien j’avais eu tort de ne pas le suivre dans la voie de la grandeur. Mais je vins.

Je lui rendis visite dans sa villa de campagne ; des domestiques me firent entrer dans sa grande chambre. Il était alité – masse imposante et graisse flageolante comme la gelée anglaise dont il était si friand. Ses yeux étaient presque clos, sa tête était profondément enfouie dans son oreiller. Je m’approchai. Jérémie ordonna à son domestique de nous laisser seuls, et de fermer la porte.

Je fus le seul témoin de sa mort, mais je ne me souviens de rien. Pas un râle, pas un soupir de délivrance ni de souffrance. Je crois qu’il était serein, en tous cas moi je l’étais. Tout cela était enfin terminé !

Je m’en allai discrètement pendant qu’une foule s’attroupait autour du corps de Jérémie, et je butai au passage contre un pot de chambre où flottaient dans un liquide foncé quelques lettres de couleur noire, entre lesquelles je distinguai la date de la proclamation de la République – 1792.

26 décembre 2008

Les jolies colonies de vacances...

Lorsque la professeur de français distribua les sujets du brevets, tout le monde se tut, incapable de prononcer la moindre parole. Qu’allait donc demander cette fois-ci les professeurs chargés de la torture et de la normalisation de la jeunesse ? Chacun attendait sa feuille avec le sentiment d’horreur et de frustration qu’accompagne souvent l’enjeu de réussite ou d’échec.

Clara attendait son sujet, la peur au ventre, pas tant à cause de sa peur d’échouer – elle avait déjà son brevet – mais pour le principe, pour l’austérité de cet examen réussi par quasiment tout le monde.

Lorsqu’elle eut en main le sujet, son regard se dirigea directement vers la rédaction. C’était ce qu’elle appréciait le mieux, et ce qu’elle allait faire en premier. " Christian Signol, adulte, n’a plus le même regard sur la mort du dompteur que lorsqu’il était enfant. Racontez, à votre tour, un événement qui vous a marqué et que vous ne considérez plus maintenant tout à fait de la même manière. "

Facile. Elle lut le texte qui précédait, et commença à écrire :

" J’avais treize ans, l’âge où l’on quitte la quiétude infantile pour découvrir la vie, incertaine, rude, plus riche aussi, et plus sournoise, la vie si belle et pourtant si laide, si perverse.

C’était en colonie dans le Lot, un été chaud et humide, plus pluvieux que chaud, plus brûlant que sec. Nous avions, je me souviens, fait plusieurs bivouacs, monté les tentes sous la pluie, allumé des feux dans les inondations ; bravé la campagne, la saison, les mœurs de la nature, la fraîcheur des vallées, la frugalité des collines. Nous avions affrontée la fureur des torrents à coups de rames, ouvert des boîtes de thon avec des cailloux, failli nous noyer dans un puissant courant ; nous avions enduré des montées à vélo si abruptes qu’à chaque coup de pédale nous craignions de tomber en arrière.

Les randonnées avaient été si rudes et si longues que lorsque l’on nous proposa, à l’arrivée, de nous baigner dans la piscine du camping, pas l’un de nous n’accepta, et après avoir épluché les patates et monté les tentes, nous allâmes nous allonger, et nous endormîmes avant même le dîner cuit et les ventres pleins.

Etait venue la fin, la délivrance pour moi qui comptais les jours avec tant de ferveur. Le soir de la boom, ce n’était plus qu’un mauvais moment à passer, après beaucoup d’autres, et le lendemain ce serait le voyage, puis les retrouvailles. J’aurais tant de choses à raconter, après trois semaines loin de mes parents !

Dans la chambre, je m’étais maquillée avec les autres – j’étais malhabile, et il m’avait fallu recommencer à trois fois pour arriver à un résultat convenable – et je m’étais habillée selon leurs conseils. Le résultat était, je pense, assez satisfaisant, si j’en crois ce qui suivit.

J’étais donc descendue dîner, tout de blanc vêtue, les cheveux lâchés, les lunettes ôtées. J’avais privilégié la séduction plutôt que le pratique. D’habitude, tout dans mes vêtements, dans ma coiffure, dans ma tenue générale, était conçue pour résister aux épreuves, pour que je puisse me mouvoir facilement, travailler, dormir n’importe où.

La fête commença. On alluma la musique, on monta le volume, on éteignit les lumières trop fortes.

Je ne sais pas comment cela vint, ni pourquoi, cela vint, c’est tout. Je goûtai pour la première fois aux délices de l’union, aux manifestations de l’amour, aux réponses à ses questions. Je ne crois pas que je l’aimais, non, ce n’était pas cela, seulement il était beau, séduisant, il m’avait comblée dans tous les sens du terme, et cela s’arrêtait là. Le lendemain je serais amenée à ne plus jamais le revoir, mais je ne m’en souciais pas : je l’étreignais, je l’embrassais, je dansais avec lui, et c’était aussi simple que cela. Seul le moment comptait, l’instant présent. Il n’y avait que ce présent, ce temps qui passe et qui nous avale, qui ne dure qu’une seconde et qui déjà est du passé à l’instant où nous en prenons compte.

Nous étions les dieux de la piste, nous dansions le zouk, les slos, le rock, comme un seul corps, un ensemble unique et pur, deux âmes flottantes dans une salle bondée, emplie de vapeurs de crêpes et de parfums indistincts. Il y avait lui, sa langue aux saveurs exotiques, sa joue piquante sur la mienne, ses paroles envoûtantes ; et il y avait moi, mes mains fébriles sur sa taille, mon esprit bercé par sa respiration, ma présence sur son corps.

Il me raconta la mort de son père, son désir d’entrer dans l’armée, et sa passion pour l’athlétisme. Je ne lui racontai rien, parce que je ne racontais jamais rien. J’étais devenue maîtresse dans l’art d’entendre ce qui n’était pas dit, et dans les paroles apparemment dépourvues de toute modestie d’Alexandre, il y avait, je le sentais, comme un confus besoin d’admiration et de compassion. Il ne me posa pas de questions, je ne lui en posai pas non plus. Partager un corps, c’est partager une multitude de choses qui ne peuvent être dites avec de simples mots. Aussi notre échange ne pouvait être que superficiel.

Les autres nous toisaient, disaient que nous n’étions que des imbéciles, à ne se dire les choses qu’au dernier moment. Mais nous n’étions que des enfants, deux êtres fragiles unis pour le meilleur.

Il avait besoin de réconfort, j’avais besoin de douceur, nous nous sommes complétés le temps d’une soirée.

Cela ne fait qu’un an, mais cela me paraît si loin lorsque j’y repense en écrivant ces mots ! Tant de choses se sont passées par la suite, tant d’instants qui mériteraient comme celui-ci d’être immortalisés ! Ces premiers instants d’adolescence sont comme la photographie d’un moment d’émotion, comme si l’on pouvait photographier ces choses-là, comme si la technique pouvait remplacer les souvenirs.

Maintenant, cet instant est devenu une ombre, un souvenir, une émotion forte imprimée dans mon cœur, comme gravée avec un couteau. Les flammes de ce moment dansent encore devant mes yeux, mais je ne retrouverai plus jamais cette émotion qui a donné à ma vie un sens concret. La petite fille que j’étais avant est devenue une adolescente. J’ai passé un cap. Me voici désormais toutes voiles devant et le vent derrière, à poursuivre un seul but : vivre. "

Après avoir répondu aux questions, Clara rendit sa feuille. Elle était bouleversée. Remuer les souvenirs avait été bien plus douloureux qu’elle ne l’avait tout d’abord pensé. Le souvenir d’une soirée !

Elle rit d’elle-même. Alexandre…

Puis elle s’en alla, mitigée quant à son succès. Au bout de quelques minutes, elle oublia tout de nouveau.

Mais ce qui est écrit est écrit, et ce qui est rendu à des juges ne peut être oublié.

26 décembre 2008

Caramels

Il entra dans sa vie un matin de novembre, pour ne plus en sortir ; un jour froid et venteux, plein de brume et noir comme un jour d’éclipse.

Le proviseur le leur présenta : " Voici votre nouveau professeur de sport, M. Beurstine. J’espère que vous serez sages. Il restera tout cette semaine, pour remplacer M. Lucien ".

Dès lors, son existence ne fut plus la même. A partir de l’instant où elle vit ses yeux, bruns, ténébreux, opaques, qui les toisaient singulièrement. Elle avait l’impression qu’il voyait des choses en elle qu’elle-même ne discernait pas, et cela la mit dans un état indicible.

Son visage carré était plein de vigueur ; il s’imprégna en elle comme une substance illicite, se répandit dans son âme, en colora la matière, en polit les contours. Ses cheveux courts, bouclés, sombres et brillants apportaient à ses traits une rigoureuse douceur, atténuaient son aridité affable, l’irradiaient d’une ardeur véhémente.

On devinait sous son T-shirt ample des pectoraux saillants, un torse abrupt, des épaules parfaites, la faisant tressaillir.

Il sourit à la classe, d’un sourire profond et sans joie, et commença son cours. Elle ne fut jamais plus attentive, plus concentrée, plus obéissante que ce jour-là. Non qu’elle fût particulièrement agitée les autres jours, au contraire, mais elle se contentait de suivre de loin les explications du professeur, et de les exécuter mollement.

C’était un cours de football, et elle joua si bien qu’elle fut sifflée par ses camarades. Elle sentait son regard doux, serein, princier, sur sa peau nue ; et peu à peu la journée devint plus claire – bien que la brume, non pas plus épaisse, mais plus effrayante, stagne toujours au-dessus de la ville en volutes bleus qui faisaient ainsi songer aux dos rugueux de vieux animaux des époques fossiles.

Elle n’osait le regarder de face trop souvent, si bien qu’elle lui lançait des regards en biais, imperceptibles, ou peut-être pas. Sa beauté la laissait éblouie comme on l’est devant une lumière vive. Elle martelait le sol terreux de ses pieds, tapait dans la balle, l’envoyait droit au but.

Il fallait aller de l’avant, pour sa voix, grave, sensuelle, irrésistible, qu’elle avait faim d’entendre comme de choses exquises à manger. Il fallait aller droit au but, pour sa beauté qui la rendait ivre. Il fallait avancer pour sa personne, métaphore d’un monde volubile et léger, comme un papillon une nuit d’été, comme un baiser, unique, infini, inaliénable.

Et, inlassable, elle marquait, encore, et encore.

Un observateur extérieur n’aurait vu qu’une jeune fille déchaînée après un ballon, suante, crachante, et non ce qu’elle était réellement, une adolescente atteinte de la violente foudre de l’amour.

Le stade était étendu sur une centaine de mètres, plat, poudreux, jaune comme un erg dans le désert saharien. Des tourbillons de poussière s’élevaient dans le vent hurlant ; le ballon volait à travers le terrain, objet de tous les regards et de toutes les convoitises.

Et, infatigable, elle courait, encore et encore.

Malgré la clarté du jour levant, le stade était sombre : les noires silhouettes des arbres se découpaient majestueusement dans le ciel rosé ; les buissons étaient plongés dans les ténèbres ; les corbeaux volaient dans le ciel, se posaient sur le stade, étaient chassés par les bruits et les mouvements des élèves, puis tournoyaient autour d’eux comme des charognards autour d’un cadavre.

Et puis, le cours se termina. M.Beurstine dit qu’il était très satisfait de la classe. Il sortit un paquet de caramels, et en distribua à tout le monde.

Elle s’en alla avec un étrange sentiment. Elle aurait voulu passer sa vie en sa compagnie, mais elle savait ce qui se serait passé si elle était restée. Elle se serait fait des films. Elle aurait plongé dans le rêve, comme on plonge dans la drogue. Elle aurait décroché les cours, par désespoir de cause. Elle aurait haï le monde entier pour un homme de vingt ans son aîné. C’était mieux qu’il s’en aille.

Il lui laisserait pour toujours un goût indélébile, une sorte de chaud-froid frissonnant, une fièvre bénéfique, un baume à double tranchant. Et elle rentra chez elle, traversant la Seine-St-Denis fébrile, pleine de joie et de pleurs, de rires et d’amour, de réussite, d’espoir, de misère, aussi.

Elle n’entendit plus jamais parler de M. Beurstine.

Et depuis lors, l’amour a le goût du caramel.

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26 décembre 2008

Messe nocturne

" Donc le discours rapporté…Hé, les garçons au fond, je ne vous dérange pas ? Ca tombera à 95% au brevet, je vous conseille d’écouter. Bon. Demain, je vous donnerai une feuille récapitulative… "

Je m’endors. La classe est agitée, le prof excédé, le cours ennuyeux. Lundi soir, dernière heure. Plus que cinq minutes avant la sonnerie.

Plus que quatre minutes.

Dehors, le ciel est d’un bleu délavé, les nuages s’agglutinent à l’horizon, le match de tennis qui se joue en-dessous m’hypnotise. La classe braille. Cette masse de sons indistincts s’engouffre dans mon esprit, comme un nuage cotonneux qui me soulève, qui m’emporte…Soudain, délivrance ! La musique enfantine de la sonnerie résonne à mes oreilles ! Je me lève, prend mon sac, quand…Le prof désire me parler. Non, pas maintenant ! Pas maintenant, s’il vous plaît ! Je ne dis rien, j’y vais calmement, parce qu’avec le sourire ça va plus vite. Ca commence. Trop de paresse, pas de travail, pas d’écoute. Je sais.

Je sors enfin. Bilan : quinze minutes de perdues à écouter un radoteur radoter.

Le collège est silencieux, immobile, étrange. Je vois du coin de l’œil quelques profs qui s’en vont en vélo ou en scooter, ou qui discutent un peu. Je presse le pas. Pas de temps à perdre.

Mais quand j’arrive en bas, je n’arrive pas à ouvrir la porte. Je me jette dessus par désespoir, manque de me briser l’épaule ; un aboiement de chien et des cris d’enfant retentissent comme pour me narguer de l’extérieur de ces frontières interdites. Pitié, mon Dieu, faites que cette foutue porte s’ouvre !

Je visite tout le bâtiment, il n’y a pas une âme qui vive. Pourtant, il y a quelques minutes à peine, j’y voyais au moins dix personnes…Je me rend à la salle de mon prof de français et à l’endroit où j’ai vu les profs tout à l’heure, ils sont tous partis, et je suis enfermée dans ce bâtiment miteux !

J’essaie toutes les portes, je prie à chacune d’elles ; rien ne se passe. Je suis bloquée ! Mes yeux pleurent ; je pleure. Et moi qui me faisais une joie de rentrer, je vais devoir passer la nuit ici ! Rien, personne, des bureaux fermés à double tour, un bâtiment comme une cage, prévu pour éloigner les intrus et retenir les innocents, et le ciel qui s’assombrit à vue d’œil ; je deviens aveugle ; je ne vois plus que quelques ombres immobiles à la lumière fébrile des immeubles d’en face.

Je m’aperçois soudain que je suis dans le bâtiment de la salle des profs. Il y a une machine à café ! Je progresse à tâtons dans la pénombre, avec mon sac qui pèse et mon manteau dans lequel j’étouffe. J’ai les extrémités gelées et le cœur bouillant, de la sueur glacée court le long de mon échine. Une bouffée d’angoisse m’éveille. Seule ! Seule pour une nuit ! A cette idée, l’air du couloir devient palpable et compact, il se colle à ma peau et englue mes bronches, il obstrue ma trachée et il obstrue mes pensées. Je frissonne.

Tandis que j’avance, mes enjambées pathétiques résonnent dans le couloir. J’y suis ! Tilt. Lumière.

Je remarque les deux canapés sur lesquels je me suis déjà assise et qui sont durs comme du béton armé ; et puis la machine à café, qui trône au milieu de la pièce et qui doit être utilisée au moins cinq cent fois par jour – au moins. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le café, car une nuit au collège est déjà pénible, mais si je ne dors pas…! C’est le chocolat chaud qui me fait envie, substance aphrodisiaque, ou le potage de tomates, connu pour ses vertus gustatives. Non, la première solution me paraît la meilleure.

Je m’installe donc, mon verre brûlant à la main, sur le canapé. Je sors un livre de Carol Oates, et puis je lis jusqu’aux alentours de minuit – le temps de finir le bouquin. Ensuite, je vérifie encore une fois que toutes les portes sont fermées, qu’il n’existe aucun passage secret qui pourrait me faire sortir de ce cauchemar – cauchemar adouci, je dois l’admettre, par le goût doucereux du chocolat chaud et par la saveur liquide et noire d’un roman de mon auteur fétiche. Puis, peut-être rassurée par le fait que je n’ai pas attendu tout ce temps par bêtise mais par la faute de mon professeur – c’est tout de même apaisant – je m’allonge dans un coin de la pièce – même le sol de carreaux en plastique est plus mou que ce canapé ! J’éteins, je pose la tête sur mon sac, puis je ferme les yeux. J’ai tout d’abord du mal à dormir, dans ces conditions si étranges – pourtant en cours j’y arrive si bien ! Mais peu à peu la chaleur vaporeuse du radiateur qui me chauffe la joue droite envahit mes pensées, ramollit mon cerveau, et…je dors.

Soudain, un bruit me réveille. Qu’est-ce que c’est ? Mon dos et ma nuque sont tout endoloris. J’entrevois alors une silhouette – est-ce un prof ? – mais il fait encore nuit noire et je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup dormi. Mon cœur bat plus vite. L’ombre ouvre précautionneusement la porte, pose une sorte de sacoche sur la table de réunion, et va à la machine à café. Elle ne me voit pas. D’ailleurs, elle n’a pas allumé la lumière. Je me redresse, je cherche à faire la part des choses dans mon cerveau embrumé. J’entend la monnaie descendre dans la machine. Cette personne n’est venue là que pour prendre un café ? C’est impossible. Ou alors c’est un maniaque.

Elle se tourne brusquement vers moi ! Son visage souriant est illuminé par la lumière blafarde d’un lampadaire. C’est une femme. C’est ma prof d’espagnol ! Elle ne me voit pas. Elle semble regarder par la fenêtre. Je regarde dans la même direction, et j’aperçois un scooter qui s’est arrêté devant le collège. L’homme qui est assis dessus se lève, enlève son casque, ouvre la grille et s’avance vers le bâtiment où je me trouve. Mon prof de sport ! Qu’est-ce qu’il fiche là ? Ca me fait penser à l’heure de colle qu’il m’a mise et que je ne l’ai toujours pas montrée à mon père…Mon père…il doit être en train de se ronger les sangs à mon sujet, alors si je la lui montre juste en rentrant, peut-être que ça passera…

Peu à peu, des dizaines de profs déboulent dans la salle, certains que j’ai déjà eus et d’autres que je ne connais que de vue ou de nom. Que font-ils ? Ils posent leurs affaires sur la table, se saluent, font la queue devant la machine à café. J’aperçois mon prof de français ! Je lorgne dangereusement sur la pendule accrochée à l’entrée : trois heures. Je me recroqueville ensuite derrière la photocopieuse, je me tasse contre le mur, je réduis ma respiration sifflante à un souffle contrôlé. Que va-t-il se passer ?

Quand le flux d’entrée redescend à zéro, la prof d’espagnol, qui est arrivée la première, s’avance et tape dans ses mains trois fois. La foule se tourne vers elle, se recule un peu, et écoute.

" Mes chers fidèles, bienvenue à tous. Nous voilà réunis pour notre messe hebdomadaire. Nous allons tout d’abord accomplir une prière à celui qui nous a tout donné, à celui sans qui nous ne serions pas là, à celui qui nous a offerts la vie ! Donnez-nous la force de continuer ! "

Les profs s’agenouillent, ils ferment les yeux ; la prof d’espagnol s’efface et prie, elle aussi. Mais je m’aperçois bientôt qu’ils ne prient pas pour le Dieu que je connais. Non, ils se recueillent sous un portrait immense qui est accroché au mur, et qui représente un homme très barbu avec un front haut et dégarni et un costume à nœud papillon démodé. Je lis en-dessous " Jules Ferry, 1832-1893 " ! Ils restent comme ça environ dix minutes ; ils marmonnent des psaumes à mi-voix ; ils sont fous ces profs ! Puis, la prof d’espagnol se relève, et tout le monde fait de même.

" Maintenant que nous sommes tous dans de bonnes dispositions et prêts à poursuivre la cérémonie, nous allons maintenant procéder à la messe. Asseyez-vous autour des tables, je vous prie. "

Grave, la foule obéit en silence. Les chaises crissent. On fait passer des feuilles. Puis, la prof d’espagnol désigne un homme, et celui-ci dit :

" Je propose qu’on s’attarde sur Platorio aujourd’hui. Ca convient à tout le monde ? "

Ils acquiescent. Platorio…ça me dit quelque chose. Ce ne serait pas le nom de famille d’un garçon de ma classe ? Alors, la foule s’anime, mais toujours dans le respect de la messe : chacun son tour.

" L’autre jour, il m’a fait un signe de venir avec sa main, comme si j’étais sa pote ! "

" Il m’a dit que le jour où mon cours serait intéressant, il serait astronaute ! "

" Il fait vingt minutes au cross ! "

" Je préconise un conseil de discipline. "

Et ça continue une heure durant. Puis…

" Avant de passer au rite sacré, je voudrais votre avis pour planifier la prochaine grève… "

Ils s’accordent sur une date. C’est impossible ! Notre collège n’est pas une prison, mais une église ! Je ne peux pas le croire. Mon menton tremble. Comment retourner au collège après ça ? Le mythe est brisé. Si le ridicule ne tue pas, il détruit les réputations et sabote la notoriété.

Que font-ils à présent ? Ils se lèvent, et se tournent de nouveau vers le portrait. Non, cette fois-ci ils semblent absorbés par la machine à café. La prof d’espagnol demande " Avez-vous apporté les circulaires ministérielles ? ". C’est quoi ce truc ? Elle recueille une pile de feuilles. Elle les empile devant la machine, elle sort un briquet et y met le feu ! Un chant guttural s’échappe alors de la bouche des profs, une mélodie enveloppante qu’ils entonnent avec sérieux, les mains jointes et la bouche fermée. Je remarque dans la foule mes profs, presque tous, qui chantent avec les autres, qui sont aussi timbrés. Et mon prof d’histoire qui déplorait l’obscurantisme des gens du Moyen-Age ! Ceux-ci ne lui arrivent pas à la cheville !

Ce chant m’endort. Je prend garde de me caler contre le mur pour ne pas me faire repérer, et puis je me laisse aller à la mélancolie des rêves. J’en ai assez vu.

Au nom du père, du fils et de la liberté, amen. Demain je serai dehors.

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Les Larmes de Madeleine
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