Des mains. Des voix. Il entendait, mais se sentait sourd ; il était écrasé, lourd, dense, compact, il ne pouvait plus bouger. Même sa bouche restait immobile, refusant d’obéir à ses ordres muets. Ses paupières étaient obstinément fermées, closes à tout contact.
Il était allongé sur un lit de coton, ou de velours – une matière douce et molle. Il s’était enfoncé dedans, peut-être en était-il recouvert, il ne savait pas, car il ne percevait plus aucun de ses muscles, plus aucun de ses doigts ; sa peau était insensible, peut-être invisible.
Il se pensait nu, ou peut-être pas ; autour de lui tout était chaud, comme dans un cocon, comme dans une couveuse, ou contre le sein de sa mère. Il était peut-être revenu seize ans plus tôt, pendant les premiers jours de sa vie – cela expliquerait l’odeur de désinfectant, les voix qui résonnaient contre les parois de son crâne sans qu’ils les comprenne, des voix graves qui se répercutaient dans la pièce comme dans une caverne, des voix suraiguës qui s’entrechoquaient comme des carillons, des voix nasillardes qui pinçaient et tiraient.
Oui, il aurait cru cela, si des bribes de souvenirs ne s’étaient pas immiscées dans son esprit, terrifiantes et lointaines. Il se rappelait vaguement de la voiture d’un de ses amis. Et puis d’une collision. Des cris de panique. Le bruit crissant du frein. Oui, cela devait être cela. Un accident de la route.
Depuis combien de temps était-il ici ? Il était incapable de le savoir. Des jours, des mois, des années peut-être, ou seulement quelques heures ? Si seulement il avait pu ouvrir les yeux ! Oh, ce bruit, comme c’était fatigant ! Ne pouvaient-ils donc pas se taire ?
Peut-être étaient-ce ses parents ? Avec beaucoup de mal, il se concentra sur eux, sur la famille qu’ils formaient ensemble, sur la vie qu’ils menaient, avant.
Son père… son père était professeur d’arts visuels dans une école primaire, et sa mère travaillait dans une société de yaourts, dans le département de la communication et de la publicité. L’un avait un caractère rude, était quelque peu cynique et avait des tendances paranoïaques ; l’autre était naïve, peu sûre d’elle et effrayée par le monde ; et tous deux étaient passionnés par la sculpture. Sûrement étaient-ils inquiets pour lui, ou peut-être cela faisait-il trop longtemps qu’il était ici, dans cet endroit, et qu’ils s’apprêtaient à lui arracher des fils, pour avoir un enterrement digne de ce nom ; ou bien, venaient-ils d’être avertis de son accident, et étaient-ils dans la voiture, sur la route qui menait à lui – dans ce dernier cas, son père devait être en train de hurler à la fenêtre des insultes aux malheureux automobilistes qui avaient la malchance de se trouver sur son chemin, et sa mère pleurerait, lui dirait de se calmer, et elle-même paniquerait.
Il ne ressentait plus aucune émotion. C’était comme s’il n’avait plus de nerfs, que plus rien ne l’attendrait jamais. Ce n’était pas une sensation désagréable, quoique angoissante. Des questions se posaient à lui, des questions étranges, des questions aux réponses évidentes, tellement évidentes, et pourtant...
Existait-il encore ? Etait-il mort ? Pourquoi pouvait-il réfléchir ? Comment était-il arrivé ici ? Et ces voix, qui étaient-elles ? Devait-il continuer à penser, pour se maintenir éveillé, ou devait-il replonger dans le néant dans lequel ses neurones ne fonctionnaient plus ? Une voix, un son, répondit à sa question. C’était plutôt comme un chant, une douce mélopée. Il tendit l’oreille. Une main prit la sienne, une main fraîche et douce. Il avait retrouvé soudainement ses sens, sa perception. Il voulait comprendre. Cette voix… Il comprit quelques mots :
- Lucas… la main… si tu m’entends… serre-moi la… ou juste un doigt… si tu m’entends…
Il fit des efforts. Il concentra toute sa volonté, toute son énergie, toute sa force, dans son index droit. Il voulait réussir. C’était un objectif si absurde pour l’adolescent qu’il avait été ! Lui, passionné d’escrime, qui se mouvait autrefois si facilement autour de l’adversaire, le désarmait, le touchait de toute part ; lui qui avait cette volonté d’acier, cette résignation, cette hâte de montrer ses preuves, il ne pouvait pas échouer !
Alors, doucement, avec mesure, son index frémit ; il se plia lentement, pressant la main de l’inconnue. Puis Lucas se relâcha mollement, épuisé. La voix chantante reprit, plus claire encore et plus éclatante qu’auparavant :
- Il a bou…le doigt…c’est bon signe parce… doit être sorti de…si vous voulez vous…lui parler… entendra…
Il entendit la voix discuter avec d’autres voix ; ces voix devaient être des gens, mais elles se résumaient pour lui à de simples bruits, agréables ou non, symphoniques ou désordonnés.
Des gens s’approchèrent. Ses parents. Si étrangers ! Loin de son malheur, de son esprit, de sa nouvelle façon de vivre.
Une voix se fit entendre, grave, désagréable, rauque. Elle résonna dans sa tête comme un écho, explosa telle une vitre dont les morceaux s’éparpillent :
- Lucas…mon garçon…pense beaucoup à toi…tu verras…sont positifs…tu vas…quelques semaines…et puis on t’aidera…tu seras bientôt…nous…
- Lucas… mon chéri… t’aime énormément… t’en veut pas… pour la voiture… quand même… tu n’as pas ton permis…
- Oui… d’ailleurs… à ce propos… pêche-toi de te réveiller… tu vas voir… jamais ton scooter… il faut… responsabilités… avec tes copains en plus…
- On voulait… te dire que… va bien et que… coma… par contre… n’a pas eu cette chance… état critique…
La deuxième voix était évidemment celle de sa mère.
Pour entendre cela, ce n’était pas la peine. Quelqu’un était dans " état critique ", et ses parents lui en voulaient pour ce qu’il avait fait – conduire sans permis la nuit. Bien sûr, c’était grave. Bien sûr, il n’aurait pas dû. Mais tout cela semblait si lointain ! Plongé dans un brouillard clair-obscur. S’il ne l’avait pas entendu de la bouche de ses parents, il ne s’en serait pas souvenu. Mais il en payait suffisamment les conséquences, pensait-il. Il allait peut-être, et bientôt, se réveiller. En avait-il envie ? Peut-être pas. Revoir le monde tel qu’il était, peut-être apprendre qu’il ne pourrait plus marcher, affronter la colère de son père, la terreur de sa mère… Mais préférait-il rester ainsi, aveugle, muet, incapable de communiquer ses désirs, immobile et inactif ?
" Des deux côtés mon mal est infini ".
C’était étrange de réfléchir à tout cela maintenant que c’était arrivé et qu’il était allongé sur un lit d’hôpital, incapable de bouger. Il n’avait pas envie de penser à ces choses.
Alors, il se laissa aller et se rendormit dans son sommeil sans rêves.
- Lucas…va bien…tu pourrais…d’ouvrir…yeux…ou…vais le faire moi-même…d’accord…c’est…vérifier…chose…
C’était de nouveau cette voix si musicale, cette douce mélodie. Il ferait encore ce qu’il fallait faire, pour savoir enfin de qui elle provenait. Il força ses paupières, lourdes, pesantes, pénibles à faire bouger, insensibles à son désir, à se soulever dans une application contenue. Tous ses muscles se contractèrent dans cet effort, son esprit n’ordonnait qu’une seule chose, ne pensait qu’à une chose ; Lucas voulait tant réussir que, dans un effort immodéré, ses yeux s’ouvrirent. Ce qu’il vit le glaça.
Les nombreux néons diffusaient une lumière blanchâtre, les murs étaient cyan. La pièce était minuscule et il la partageait avec une autre personne allongée sur un lit, une silhouette floue ; mais, pire que tout, c’était le nombre de fils qui peuplaient son buste découvert, son visage, et sûrement tout son corps – un nombre qui semblait infini.
Il referma les yeux. Son coup d’œil n’avait pu durer que quelques secondes, mais assez pour apercevoir l’origine de la voix : une silhouette corpulente aux formes généreuses, des cheveux châtains attachés en chignon, une blouse cyan, un sourire bouffi aux lèvres. Comment une si belle voix pouvait provenir d’une femme aussi laide ? C’était impossible ! C’en était une autre. La voix le détrompa aussitôt :
- Bien…C’est bien…peux…reposer…as été super…bravo Lucas…
Mais il avait regardé rapidement, il pouvait avoir mal interprété les images. Oui, c’était cela. Il était tellement horrifié par les fils qui semblaient le ronger de l’intérieur et qui étaient pourtant censés le maintenir à la vie, qu’il avait aggravé tout le reste.
Il entendit tout d’un coup la voix de son père, gutturale, rauque, résonnante. Il sombra dans le néant, sûrement de bon gré, il ne savait pas bien. C’était peut-être l’inconscient qui agissait à sa place.
Des jours passèrent, peut-être des semaines, ou des mois : il se réveillait de temps en temps, peut-être souvent, peut-être régulièrement, peut-être quotidiennement, et la femme lui parlait de son état, lui demandait s’il sentait sa main sur son pied, lui expliquait ce qu’il devait faire – bouger le doigt, la main, tendre son bras. Au fil des séances, ses mouvements devenaient plus faciles, plus fluides ; il pouvait maintenant ouvrir les yeux sans difficulté, mais ne pouvait pas se redresser, et encore moins se déplacer. Il respirait grâce à un tuyau introduit dans ses narines.
Il réapprenait à parler – ses mots étaient inarticulés, mais il faisait de grands progrès – et il apprivoisait le physique de Marie.
Elle avait de grands yeux jaunes un peu rapprochés, un nez retroussé, des cheveux soyeux ; ses joues étaient si pleines que lorsqu’elle riait – et c’était si souvent ! – ses yeux disparaissaient dessous ; mais elle portait son gros corps comme une robe, en faisait attention, le soignait comme ses malades ; de plus, elle était bonne vivante, et la nourriture que Lucas recommençait à ingérer doucement était toujours meilleure lorsque Marie était en sa compagnie. Elle lui racontait sa vie, des anecdotes sur son travail, sur ses deux enfants, des histoires que son mari, juge d’instruction, lui avait racontées.
Les parents de Lucas croyaient toujours que leur fils ne s’était pas réveillé : ils venaient toujours au même moment de la journée, vers dix-sept heures, et, ne voulant pas affronter leur regard réprobateur, Lucas faisait semblant de dormir à leur approche. C’était comme un jeu entre Marie et lui ; chaque fois qu’ils arrivaient, Marie les laissait en tête à tête avec leur fils (" vous avez sûrement plein de choses à vous dire ") même si elle n’approuvait pas ce comportement lâche.
Un jour, dans un ultime effort commandé par Marie, Lucas se redressa. Il se tint sur ses bras, et avec l’aide de l’infirmière, il s’assit sur le bord du lit. C’était irréel. Ce sentiment de gloire, de délectation même, pour un acte qu’il avait fait chaque matin pendant seize années. Oui, mais il avait changé, sa vie était radicalement différente, il avait à la fois mûri et s’était retrouvé à l’état de fœtus, ou du moins d’un bébé, handicapé et fragile. Il devait son existence à quelques tuyaux, à la voix chantante d’une infirmière et à une volonté poignante. C’était peu.
Commença une longue période de réapprentissage de la marche. Il se rendait dans une salle de l’hôpital, avec Marie, spécialisée dans la rééducation. Cela ressemblait à une grande salle de sport, mais avec de longs couloirs avec des rampes. Le malade se tenait à ces rampes, et apprenait à marcher, à son rythme. Il y rencontra un de ses amis, qui avait été dans la même voiture, et avait été blessé au même moment que lui. Nicolas s’en était plutôt bien sorti, avec les deux jambes brisées en plusieurs endroits. Lucas, lui, avait souffert d’une commotion cérébrale, et d’une perforation du poumon droit (il respirait toujours grâce à un tuyau). Ils avaient un peu discuté, mais le besoin les avait vite appelé.
Il apprenait à marcher, à parler correctement, à manger normalement, et ses parents n’en savaient rien. Ce serait une surprise. C’était ce dont il s’était convaincu pour oublier la raison lâche qui l’avait fait taire, à savoir : la peur du reproche, et le remords d’avoir entraîné ses amis dans cette aventure pathétique.
Oui, ce serait une surprise. Mais la date de sa sortie approchait. Il était presque remis de son accident. Il mangeait, buvait, parlait, marchait normalement. Restait cette histoire de poumon. Il respirait avec difficulté, sans l’oxygène sous pression.
Et puis, le tuyau redevint dispensable. Plus qu’une semaine.
Plus qu’une journée.
- Tu…Tu es réveillé mon chéri ? Oh, comme je suis heureuse !
- Salut maman.
- Tu peux parler ? Mais le médecin m’a dit que quand tu te réveillerais tu devrais suivre une rééducation pour pouvoir parler !
- C’est que…ça fait longtemps, mais je voulais vous faire un surprise.
- Comment ça ?
- Je sais marcher, parler, manger…
- Mais…tu…
- J’ai fait semblant pour la surprise. Je sors ce soir.
La gifle retentit dans la pièce. Puis, celle de son père. Chacune sur une joue.
Il s’en fichait. Après ce qu’il venait de vivre ! Il regarda Marie, qui affichait une expression de fatalité. " Je te l’avais dit ". Oui, c’est vrai. Elle avait eu raison.
Quelle importance !
Le soir, il sortit en compagnie de ses parents. Le parvis de l’hôpital était noir, malgré les réverbères. Ils se rendirent à la voiture. Lucas se déplaçait avec des béquilles, mais cela n’allait pas durer.
Il n’était pas allé voir ses amis. Il n’en avait pas la force ni le courage. C’était de sa faute s’ils étaient dans cet état, à cause de lui que leur vie était peut-être fichue, et lui s’en sortait comme un veule commandant ordonnant à ses hommes de partir au front, au nom de quelque principe idiot relevant du courage.
Du courage. Il avait déjà prouvé à plusieurs reprises qu’il en était dépourvu.
A côté de la voiture, il y en avait une autre, celle de Marie. A l’intérieur, il y avait un homme. Marie entra, referma la porte, embrassa l’homme. Le mari. Il venait de prendre consistance dans l’esprit de Lucas. C’était lui. Un homme roux et barbu, plat comme un hareng maigre, avec un air de bûcheron atteint de dysenterie. Celui dont Marie parlait tout le temps. Celui qu’elle…aimait. Quel mot barbare. Celui avec qui elle vivait. Il était vivant. Ce n’était plus un simple sujet de conversation qui tombe dans une oreille, en sort, vogue dans les couloirs et dans les chambres, se perd dans l’air désinfecté.
Marie, en apercevant Lucas, sortit. Elle l’appela. Il ne répondit pas. " Lucas ! ". A la troisième fois, il tourna la tête. Elle lui dit de venir. Il se dirigea vers elle.
- Lucas. Je voulais te dire que j’ai passé de très bons moments avec toi.
- Moi aussi.
- Mais qu’au début, c’était pour me faire pardonner.
- De quoi ?
- C’est moi qui conduisais la voiture qui t’a fait une queue de poisson le soir où…
- Comment vous en êtes-vous sortie ?
- De la chance, et un bon quatre-quatre.
En voilà assez. Lucas fit demi-tour. Il s’en alla d’une démarche maladroite.
De toute façon, elle était mariée.
Et puis, à la longue, sa voix était vulgaire.
- Que voulait-elle te dire ?
- Au revoir.
La voiture démarra dans un ronronnement de moteur.