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Les Larmes de Madeleine
26 décembre 2008

Solution de m... ercure

Quand il me dit ça, ce lundi matin, je ne le crus pas.

- Tu déconnes ?

- Non, je t’assure que c’est vrai. J’ai réussi hier soir, je l’ai goûté, et c’était ça, ça marchait ! J’en ai bu toute la nuit. Je suis savant ! Vas-y, demande-moi une date ! Allez, demande !

Une solution ionique qui, mélangée à une bouillie de leçons, gravait dans le cerveau les informations qu’on avait avalées !

On était debout devant le collège, notre clope à la bouche, adossés à une barrière que le poids de Jérémie faisait un peu fléchir. Les nuages étaient assez bas ; l’orage n’était pas loin. Il n’y avait pas grand monde, les élèves étaient en cours et on profitait de ce calme pour discuter. Il insista pour que je lui pose des questions, ce que je fis, et en effet il connaissait toutes ses dates – j’étais prof d’histoire. Jérémie, quant à lui, enseignait la chimie dans le même collège que moi, mais c’était avant tout mon meilleur ami. On s’était connus au passage de notre CAPES, et puis on s’était plus quittés. Alors quand il m’apprit qu’il allait devenir le plus riche du monde, le plus connu, un prix Nobel de l’éducation, je fus content pour lui. En tous cas, au début, j’étais content.

Très vite, on en parla partout. On appelait la découverte qu’il avait faite la Solution. Je ne pouvais pas allumer la télévision, acheter un journal, écouter la radio, sans entendre sa voix ou voir sa photo en première page ; les informations reléguaient les guerres, les assassinats, les famines, en seconde position. Même le président et les sorties qu’il faisait avec sa nouvelle femme passaient inaperçus dans cette avalanche de titres à sensations. Personne n’avait plus dans l’esprit que la tête porcine, les yeux bleus luisants, le sourire de triomphe de Jérémie. Il n’eut bientôt plus le temps de me voir. Il ne voulut pas me faire goûter sa solution ; je n’étais pas assez brillant pour lui, assurément. Ses élèves l’adulaient, ils se désintéressaient des cours, estimant que c’était une perte de temps alors que bientôt le produit miracle serait mis sur le marché.

Qu’est-ce que je pensais de cette découverte ? Je crois que j’avais surtout peur. Peur de mon avenir, si la Solution était adoptée, si le ministère de la santé acceptait sa distribution, si elle ne présentait aucun risque pour la santé. Mon travail, c’était ma vie. Le savoir, c’était ma garantie pour avancer. Apprendre, lire, découvrir des choses nouvelles ; si tout cela pouvait être obtenu par une simple gorgée, il ne me restait plus que mon moignon de logique, mon physique de nain de jardin, ma maladresse naturelle qui incitait à la méfiance. Et puis ma femme.

J’aimais ma femme, mais elle avait été la première à me demander des nouvelles du génie.

Dans la salle des profs, on en parlait tout le temps. Jérémie, le prodige du collège. Jérémie, l’assassin de l’éducation. Jérémie, le félon. Peu importait ce qu’on disait sur lui tant qu’on parlait de son don ; il était toujours à se vanter, à attirer l’attention dès qu’elle se détournait de lui. Tous les défauts auxquels je m’étais habitué resurgissaient brusquement d’entre ses dents pointues et de son sourire jaune.

Il finit par demander sa démission à l’état. On ne le revit plus.

On entendit encore parler de lui quelques mois, et puis la Solution devint un liquide courant, d’abord très cher, puis de moins en moins. Jérémie m’envoya des invitations à ses conférences, mais voyant que je ne venais à aucune d’entre elles, il cessa tout contact avec moi. Ma femme s’y rendit, et en revint enchantée. Il sortit plusieurs livres, les uns de chimie, les autres sur sa vie et sur son succès. J’en lus quelques uns, mais son écriture me parut tellement gonflée d’orgueil que j’arrêtai bien vite ma lecture.

Je fus mis à la porte du collège. Il n’y avait plus d’école, les enfants apprenaient à lire en mangeant. Seuls les cours de mathématiques furent maintenus, mais ils n’étaient pas obligatoires. Je commençai alors une carrière de technicien de surface (homme de ménage) ; ayant refusé d’ingurgiter la substance, je passais pour un crétin qui ne connaissait ni la philosophie, ni les livres, ni la science ; les autres savaient tout cela par cœur. On mangeait les livres au lieu de les lire, on buvait la Solution à la place de faire travailler sa mémoire. On n’avait besoin que de bras et non de cerveaux puisque tout le monde était capable de devenir un cerveau, et au bout du compte les cerveaux disparurent. Mais ne dit-on pas " mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine " ? Les gens résonnaient par citations, ils ne s’encombraient plus de pensées propres mais avalaient celles des autres.

Mais un jour, un an environ après son succès, Jérémie le riche, le célèbre, le brillantissime, me convoqua à sa chambre. Il me dit dans une lettre qu’il allait mourir d’une maladie grave, et qu’il voulait revoir l’homme qui n’avait jamais cessé d’être dans son cœur son meilleur ami. Je me demandai s’il ne se moquait pas de moi, si ces lettres formées d’une plume tremblante et faible n’étaient pas un canular pour me faire venir et pour me montrer combien il avait réussi et combien j’avais eu tort de ne pas le suivre dans la voie de la grandeur. Mais je vins.

Je lui rendis visite dans sa villa de campagne ; des domestiques me firent entrer dans sa grande chambre. Il était alité – masse imposante et graisse flageolante comme la gelée anglaise dont il était si friand. Ses yeux étaient presque clos, sa tête était profondément enfouie dans son oreiller. Je m’approchai. Jérémie ordonna à son domestique de nous laisser seuls, et de fermer la porte.

Je fus le seul témoin de sa mort, mais je ne me souviens de rien. Pas un râle, pas un soupir de délivrance ni de souffrance. Je crois qu’il était serein, en tous cas moi je l’étais. Tout cela était enfin terminé !

Je m’en allai discrètement pendant qu’une foule s’attroupait autour du corps de Jérémie, et je butai au passage contre un pot de chambre où flottaient dans un liquide foncé quelques lettres de couleur noire, entre lesquelles je distinguai la date de la proclamation de la République – 1792.

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Commentaires
C
Jador ton espri super pratik. Domage pr la fin, pask si il été pa mor on oré pu esseyé !
Les Larmes de Madeleine
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