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Les Larmes de Madeleine
26 décembre 2008

Caramels

Il entra dans sa vie un matin de novembre, pour ne plus en sortir ; un jour froid et venteux, plein de brume et noir comme un jour d’éclipse.

Le proviseur le leur présenta : " Voici votre nouveau professeur de sport, M. Beurstine. J’espère que vous serez sages. Il restera tout cette semaine, pour remplacer M. Lucien ".

Dès lors, son existence ne fut plus la même. A partir de l’instant où elle vit ses yeux, bruns, ténébreux, opaques, qui les toisaient singulièrement. Elle avait l’impression qu’il voyait des choses en elle qu’elle-même ne discernait pas, et cela la mit dans un état indicible.

Son visage carré était plein de vigueur ; il s’imprégna en elle comme une substance illicite, se répandit dans son âme, en colora la matière, en polit les contours. Ses cheveux courts, bouclés, sombres et brillants apportaient à ses traits une rigoureuse douceur, atténuaient son aridité affable, l’irradiaient d’une ardeur véhémente.

On devinait sous son T-shirt ample des pectoraux saillants, un torse abrupt, des épaules parfaites, la faisant tressaillir.

Il sourit à la classe, d’un sourire profond et sans joie, et commença son cours. Elle ne fut jamais plus attentive, plus concentrée, plus obéissante que ce jour-là. Non qu’elle fût particulièrement agitée les autres jours, au contraire, mais elle se contentait de suivre de loin les explications du professeur, et de les exécuter mollement.

C’était un cours de football, et elle joua si bien qu’elle fut sifflée par ses camarades. Elle sentait son regard doux, serein, princier, sur sa peau nue ; et peu à peu la journée devint plus claire – bien que la brume, non pas plus épaisse, mais plus effrayante, stagne toujours au-dessus de la ville en volutes bleus qui faisaient ainsi songer aux dos rugueux de vieux animaux des époques fossiles.

Elle n’osait le regarder de face trop souvent, si bien qu’elle lui lançait des regards en biais, imperceptibles, ou peut-être pas. Sa beauté la laissait éblouie comme on l’est devant une lumière vive. Elle martelait le sol terreux de ses pieds, tapait dans la balle, l’envoyait droit au but.

Il fallait aller de l’avant, pour sa voix, grave, sensuelle, irrésistible, qu’elle avait faim d’entendre comme de choses exquises à manger. Il fallait aller droit au but, pour sa beauté qui la rendait ivre. Il fallait avancer pour sa personne, métaphore d’un monde volubile et léger, comme un papillon une nuit d’été, comme un baiser, unique, infini, inaliénable.

Et, inlassable, elle marquait, encore, et encore.

Un observateur extérieur n’aurait vu qu’une jeune fille déchaînée après un ballon, suante, crachante, et non ce qu’elle était réellement, une adolescente atteinte de la violente foudre de l’amour.

Le stade était étendu sur une centaine de mètres, plat, poudreux, jaune comme un erg dans le désert saharien. Des tourbillons de poussière s’élevaient dans le vent hurlant ; le ballon volait à travers le terrain, objet de tous les regards et de toutes les convoitises.

Et, infatigable, elle courait, encore et encore.

Malgré la clarté du jour levant, le stade était sombre : les noires silhouettes des arbres se découpaient majestueusement dans le ciel rosé ; les buissons étaient plongés dans les ténèbres ; les corbeaux volaient dans le ciel, se posaient sur le stade, étaient chassés par les bruits et les mouvements des élèves, puis tournoyaient autour d’eux comme des charognards autour d’un cadavre.

Et puis, le cours se termina. M.Beurstine dit qu’il était très satisfait de la classe. Il sortit un paquet de caramels, et en distribua à tout le monde.

Elle s’en alla avec un étrange sentiment. Elle aurait voulu passer sa vie en sa compagnie, mais elle savait ce qui se serait passé si elle était restée. Elle se serait fait des films. Elle aurait plongé dans le rêve, comme on plonge dans la drogue. Elle aurait décroché les cours, par désespoir de cause. Elle aurait haï le monde entier pour un homme de vingt ans son aîné. C’était mieux qu’il s’en aille.

Il lui laisserait pour toujours un goût indélébile, une sorte de chaud-froid frissonnant, une fièvre bénéfique, un baume à double tranchant. Et elle rentra chez elle, traversant la Seine-St-Denis fébrile, pleine de joie et de pleurs, de rires et d’amour, de réussite, d’espoir, de misère, aussi.

Elle n’entendit plus jamais parler de M. Beurstine.

Et depuis lors, l’amour a le goût du caramel.

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Commentaires
C
Décidémen !
Les Larmes de Madeleine
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