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Les Larmes de Madeleine
26 décembre 2008

Les jolies colonies de vacances...

Lorsque la professeur de français distribua les sujets du brevets, tout le monde se tut, incapable de prononcer la moindre parole. Qu’allait donc demander cette fois-ci les professeurs chargés de la torture et de la normalisation de la jeunesse ? Chacun attendait sa feuille avec le sentiment d’horreur et de frustration qu’accompagne souvent l’enjeu de réussite ou d’échec.

Clara attendait son sujet, la peur au ventre, pas tant à cause de sa peur d’échouer – elle avait déjà son brevet – mais pour le principe, pour l’austérité de cet examen réussi par quasiment tout le monde.

Lorsqu’elle eut en main le sujet, son regard se dirigea directement vers la rédaction. C’était ce qu’elle appréciait le mieux, et ce qu’elle allait faire en premier. " Christian Signol, adulte, n’a plus le même regard sur la mort du dompteur que lorsqu’il était enfant. Racontez, à votre tour, un événement qui vous a marqué et que vous ne considérez plus maintenant tout à fait de la même manière. "

Facile. Elle lut le texte qui précédait, et commença à écrire :

" J’avais treize ans, l’âge où l’on quitte la quiétude infantile pour découvrir la vie, incertaine, rude, plus riche aussi, et plus sournoise, la vie si belle et pourtant si laide, si perverse.

C’était en colonie dans le Lot, un été chaud et humide, plus pluvieux que chaud, plus brûlant que sec. Nous avions, je me souviens, fait plusieurs bivouacs, monté les tentes sous la pluie, allumé des feux dans les inondations ; bravé la campagne, la saison, les mœurs de la nature, la fraîcheur des vallées, la frugalité des collines. Nous avions affrontée la fureur des torrents à coups de rames, ouvert des boîtes de thon avec des cailloux, failli nous noyer dans un puissant courant ; nous avions enduré des montées à vélo si abruptes qu’à chaque coup de pédale nous craignions de tomber en arrière.

Les randonnées avaient été si rudes et si longues que lorsque l’on nous proposa, à l’arrivée, de nous baigner dans la piscine du camping, pas l’un de nous n’accepta, et après avoir épluché les patates et monté les tentes, nous allâmes nous allonger, et nous endormîmes avant même le dîner cuit et les ventres pleins.

Etait venue la fin, la délivrance pour moi qui comptais les jours avec tant de ferveur. Le soir de la boom, ce n’était plus qu’un mauvais moment à passer, après beaucoup d’autres, et le lendemain ce serait le voyage, puis les retrouvailles. J’aurais tant de choses à raconter, après trois semaines loin de mes parents !

Dans la chambre, je m’étais maquillée avec les autres – j’étais malhabile, et il m’avait fallu recommencer à trois fois pour arriver à un résultat convenable – et je m’étais habillée selon leurs conseils. Le résultat était, je pense, assez satisfaisant, si j’en crois ce qui suivit.

J’étais donc descendue dîner, tout de blanc vêtue, les cheveux lâchés, les lunettes ôtées. J’avais privilégié la séduction plutôt que le pratique. D’habitude, tout dans mes vêtements, dans ma coiffure, dans ma tenue générale, était conçue pour résister aux épreuves, pour que je puisse me mouvoir facilement, travailler, dormir n’importe où.

La fête commença. On alluma la musique, on monta le volume, on éteignit les lumières trop fortes.

Je ne sais pas comment cela vint, ni pourquoi, cela vint, c’est tout. Je goûtai pour la première fois aux délices de l’union, aux manifestations de l’amour, aux réponses à ses questions. Je ne crois pas que je l’aimais, non, ce n’était pas cela, seulement il était beau, séduisant, il m’avait comblée dans tous les sens du terme, et cela s’arrêtait là. Le lendemain je serais amenée à ne plus jamais le revoir, mais je ne m’en souciais pas : je l’étreignais, je l’embrassais, je dansais avec lui, et c’était aussi simple que cela. Seul le moment comptait, l’instant présent. Il n’y avait que ce présent, ce temps qui passe et qui nous avale, qui ne dure qu’une seconde et qui déjà est du passé à l’instant où nous en prenons compte.

Nous étions les dieux de la piste, nous dansions le zouk, les slos, le rock, comme un seul corps, un ensemble unique et pur, deux âmes flottantes dans une salle bondée, emplie de vapeurs de crêpes et de parfums indistincts. Il y avait lui, sa langue aux saveurs exotiques, sa joue piquante sur la mienne, ses paroles envoûtantes ; et il y avait moi, mes mains fébriles sur sa taille, mon esprit bercé par sa respiration, ma présence sur son corps.

Il me raconta la mort de son père, son désir d’entrer dans l’armée, et sa passion pour l’athlétisme. Je ne lui racontai rien, parce que je ne racontais jamais rien. J’étais devenue maîtresse dans l’art d’entendre ce qui n’était pas dit, et dans les paroles apparemment dépourvues de toute modestie d’Alexandre, il y avait, je le sentais, comme un confus besoin d’admiration et de compassion. Il ne me posa pas de questions, je ne lui en posai pas non plus. Partager un corps, c’est partager une multitude de choses qui ne peuvent être dites avec de simples mots. Aussi notre échange ne pouvait être que superficiel.

Les autres nous toisaient, disaient que nous n’étions que des imbéciles, à ne se dire les choses qu’au dernier moment. Mais nous n’étions que des enfants, deux êtres fragiles unis pour le meilleur.

Il avait besoin de réconfort, j’avais besoin de douceur, nous nous sommes complétés le temps d’une soirée.

Cela ne fait qu’un an, mais cela me paraît si loin lorsque j’y repense en écrivant ces mots ! Tant de choses se sont passées par la suite, tant d’instants qui mériteraient comme celui-ci d’être immortalisés ! Ces premiers instants d’adolescence sont comme la photographie d’un moment d’émotion, comme si l’on pouvait photographier ces choses-là, comme si la technique pouvait remplacer les souvenirs.

Maintenant, cet instant est devenu une ombre, un souvenir, une émotion forte imprimée dans mon cœur, comme gravée avec un couteau. Les flammes de ce moment dansent encore devant mes yeux, mais je ne retrouverai plus jamais cette émotion qui a donné à ma vie un sens concret. La petite fille que j’étais avant est devenue une adolescente. J’ai passé un cap. Me voici désormais toutes voiles devant et le vent derrière, à poursuivre un seul but : vivre. "

Après avoir répondu aux questions, Clara rendit sa feuille. Elle était bouleversée. Remuer les souvenirs avait été bien plus douloureux qu’elle ne l’avait tout d’abord pensé. Le souvenir d’une soirée !

Elle rit d’elle-même. Alexandre…

Puis elle s’en alla, mitigée quant à son succès. Au bout de quelques minutes, elle oublia tout de nouveau.

Mais ce qui est écrit est écrit, et ce qui est rendu à des juges ne peut être oublié.

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Commentaires
C
Koi tu ma tronpé? Nan, je dec!
Les Larmes de Madeleine
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